« L’histoire tchèque est le miroir de l’histoire
européenne »
« Je trouve la population tchèque assez héroïque dans son histoire, » déclare l'écrivaine française Claude Poulain de la Fontaine. Et c'est justement l'histoire tchèque du siècle écoulé qui sert de toile de fond à ses polars, même si elle y aborde également ses aspect plus sombres et moins glorieux. Nous l'avons rencontrée lors de son passage à Prague cet hiver.
Claude Poulain de la Fontaine bonjour. Vous êtes musicologue de formation,
et musicienne, de quel instrument jouez-vous ?
« Je suis chanteuse. J’ai fait de l’art lyrique pendant
longtemps. »
C’est votre voix qui est votre instrument...
« Je m’accompagne malgré tout au piano. »
Vous êtes aussi depuis quelques années autrice de roman, de polars
notamment. Citons les deux plus importants, qui nous intéressent
particulièrement. Il y a Le Quatuor Thérèse pour lequel vous avez reçu
le prix Michel Lebrun du polar, et L’archet de Miloš. Pour les
auditeurs ou les lecteurs qui s’intéressent à la culture tchèque,
Miloš évoque évidemment Miloš Forman. J’imagine que ce n’est
pas sur Miloš Forman, mais ça a un lien avec la musique, or la Tchéquie
est un pays de musiciens également.
« Oui. C’est vrai que c’est le prénom de Miloš Forman qui
m’a inspirée. Il n’y a rien de plus. C’est le prénom, et
cela n’a pas été au-delà. Je suis musicienne et évidemment,
j’ai préféré écrire sur ce que je connaissais. J’ai été
très touchée en arrivant à Prague en 1991 par l’omniprésence de la
musique. Ce n’est pas la seule raison. Il y avait aussi tout
l’aspect historique, et l’ambiguïté historique qui m’a
beaucoup frappée en 1991 quand je suis venue pour la première fois. »
Qu’est-ce que vous entendez par ambiguïté historique ?
« Un monde entre deux, c’est-à-dire ni à l’est ni à
l’ouest, ni dans le présent ni dans le futur. Une espèce de
réalité qui attendait de se déterminer. J’ai trouvé ça
particulièrement intéressant. »
C’était très romanesque pour vous à l’époque ?
« Oui, forcément, très romanesque, et puis toutes les ambiguïtés sont
intéressantes pour un écrivain, parce qu’elles peuvent déboucher
d’un côté ou de l’autre et elles enrichissent les
personnages. »
Pour revenir à ce séjour en 1991, c’était deux ans après la chute
du communisme, deux ans après la Révolution de Velours dont on a fêté
le trentenaire très récemment. Qu’est-ce qui vous a conduit en pays
tchèque à cette époque-là ?
« J’avais une attirance pour les pays dits de l’est, qui ne
sont pas tant à l’est que ça finalement. J’étais déjà venue
dans les années 1980 en Pologne, ce n’est pas du tout la République
tchèque mais cela reste l’Europe centrale. Cela avait été un
contact fort. J’avais fait un voyage avec l’UNESCO. Il se trouve
qu’à ce moment-là, j’avais été en contact avec des gens de
Solidarność et cela m’avait passionnée. Quand la révolution de
Velours a eu lieu, j’avais vraiment envie de venir. »
Est-ce qu’au cours de votre formation de musicologue, vous avez été
attirée ou intéressée par les musiciens, les compositeurs tchèques ? On
pense peut-être à Dvořák, Martinů, Janáček… C’était quelque
chose qui vous était familier, ou que vous avez découvert plus via votre
intérêt pour le pays ?
« C’est plutôt dans ce sens-là que cela s’est produit.
Dvořák bien sûr, mais pour les autres moins. C’est plutôt après
la découverte de 1991 que je me suis vraiment plongée dans la musique
tchèque, et puis plus récemment à l’occasion du second roman que
j’ai écrit sur le quatuor Thérèse, donc toute la culture juive
musicale puisque cela se déroule à Terezín. Des compositeurs comme
Gideon Klein, comme Hans Krása, que j’ai découverts par la suite, et
que j’ai trouvé passionnants. »
Il y a beaucoup de projets qui existent autour de ces musiciens. On appelle
d’ailleurs les musiques interdites ces musiques qui sont nées dans
les ghettos et dans les camps pendant la Seconde Guerre mondiale. Vous
parlez de Terezín, c’était un camp très particulier puisque y ont
été enfermés beaucoup d’artistes, et justement ces musiciens.
C’est aussi là qu’est né un opéra, Brundibár. Qu’est-ce
qui vous a attirée dans ce pan de l’histoire ? On parlait de
l’ambiguïté du pays entre passé et présent, est-ce que
c’était cela aussi?
« Bien sûr cela y contribue, parce que Prague est une mosaïque. Il y a
le quartier juif, on sent malgré tout aussi une présence allemande
d’un point de vue culturel, et puis évidemment l’identité
slave, tchèque, à proprement parler. On a l’impression que ça vit
de manière très harmonieuse alors qu’en fait il y a eu des
soubresauts terribles. C’est dans cette ambiguïté-là qu’il y a
une espèce de ligne de faille qui est intéressante à explorer sur le
plan romanesque. Parce qu’un écrivain doit se nourrir de tout ce qui
est romanesque et donc qui n’est pas dit, qui n’est pas cité,
qui n’est pas directement visible. »
Comme vous le rappelez, vous n’êtes pas tchécophone. Comment
avez-vous travaillé concrètement pour faire vos recherches ? Sur
Terezín, il doit y avoir une littérature spécialisée, historique qui
existe?
« J’y suis allée et j’ai pris plein de documentation.
J’ai trouvé aussi de la documentation sonore, des disques. J’ai
trouvé aussi beaucoup d’archives visuelles, et c’est de ces
archives visuelles aussi que je me suis nourrie pour restituer une partie
des personnages. Le quatuor Thérèse en particulier. »
En quelques mots, qu’est-ce que le quatuor Thérèse ?
« Ce quatuor Thérèse, ce sont quatre musiciens. Cela ne se déroule pas
à Prague. Le quatuor Thérèse se déroule à Karlovy Vary, eu égard à
la difficulté de ce territoire qui a tellement changé de
nationalité. »
Les fameuses Sudètes...
« Les fameuses Sudètes. C’est un territoire ambigu, qui a changé
plusieurs fois de main, pour le dire un peu vulgairement. Ce quatuor
s’est formé dans l’extrême jeunesse, en plein apprentissage de
la musique. Ce sont des jeunes qui faisaient partie de la communauté juive
de Karlovy Vary. »
Vous vous êtes inspirée d’un quatuor existant ?
« Pas du tout. C’est complètement inventé. Par contre, ce qui est
fondé, c’est que Karlovy Vary, lors de l’invasion de la
Tchécoslovaquie en 1938, était une des plus grandes communautés juives
d’Europe centrale. Il y a même eu le premier congrès sioniste
[après la Première guerre mondiale, ndlr] qui s’est produit là-bas.
Mon quatuor vit là-bas, et arrivent tous les problèmes que
l’histoire a portés avec elle. Ils sont séparés après le coup de
Prague en 1948. »
Le coup de Prague, c’est l’arrivée au pouvoir du parti communiste
après la guerre.
« Voilà. Deux restent à Prague, deux partent à Berlin. »
Donc un quatuor à la fois balloté sous l’Occupation par la Deuxième
Guerre mondiale, et ensuite par l’histoire plus récente et plus
contemporaine qui est celle de la période communiste en
Tchécoslovaquie...
« Ils se retrouvent en 1989 et vont s’établir dans une maison de
retraite pour musiciens dans les Sudètes à Karlovy Vary. Et là, toute
une série de meurtres survient. »
Vous êtes à l’heure actuelle aussi en République tchèque pour un
projet d’un autre roman futur.
« Dont je peux déjà vous dire le titre : Tempo de cochon. »
C’est encore une histoire de musique avec « tempo » ?
« Absolument. Tempo de cochon. »
Le cochon fait référence à quelque chose d’également très
compliqué dans l’histoire tchèque avec la porcherie de Lety, qui
était un camp où a été enfermée une partie de la population
d’origine Rom pendant la Seconde Guerre mondiale. Comment
travaillez-vous sur ce sujet aussi très compliqué ?
« Il y a une part de hasard, parce que quand j’avais commencé à
écrire L’archet de Miloš, j’étais partie pour un seul roman.
Il m’est apparu que l’histoire tchèque avait beaucoup de choses
à dire. C’est comme un miroir de l’histoire européenne.
J’avais envie de travailler sur un autre aspect, notamment parce que
je trouve la population tchèque assez héroïque dans son histoire, assez
admirable, sauf peut-être sur cet aspect-là. On ne peut pas toujours
être complètement dithyrambique donc j’ai voulu explorer cette face
un peu sombre. Je me suis penchée sur l’histoire des Roms. En faisant
des recherches, je suis tombée sur cette histoire qui m’a laissée
complètement pantoise. J’ai voulu en savoir plus. Après, je suis
partie sur mes personnages qui sont apparus naturellement dans cette
histoire. »
Rappelons en quelques mots, c’est un site dont les bâtiments
n’existent plus, mais aujourd’hui on y a retrouvé des fosses
communes des personnes qui se trouvaient dans ce camp pendant la Seconde
Guerre mondiale. Une porcherie a été construite sur le site sous le
communisme et pendant plusieurs années, depuis la chute du régime
communiste, les militants Roms ont voulu le récupérer pour en faire un
lieu de mémoire. Cela a été une longue bataille et il y a quelques
années, l’Etat tchèque, après moult tergiversations, a racheté
cette porcherie. A l’heure actuelle, ce mémorial est en train de
prendre forme...
« Ce n’est pas encore complètement fait. D’après ce que
j’ai lu pour l’instant, c’est en voie d’être résolu
mais ça ne l’est pas encore. Vous avez justement parlé des militants
Roms qui se sont débattus pour obtenir une forme de réparation et de lieu
de mémoire et de reconnaissance. C’est sur cette toile de fond que
j’ai voulu bâtir mon intrigue. Et aussi, sur les tergiversations de
la communauté européenne, c’est-à-dire que c’est une double
intrigue qui se déroule. »
A l’heure actuelle ? Ce n’est pas un roman historique ?
« Il se déroule en 1999, c’est-à-dire avant que tout cela ne
trouve une résolution honorable. Il y a eu aussi beaucoup de
tergiversations de la part de la communauté européenne, c’est-à-dire
des contradictions entre tout son pôle des droits de l’Homme,
humanitaire, avec la Cour Européenne des Droits de l’Homme qui
s’est positionnée de manière très claire par rapport à un
démantèlement de la porcherie, et de l’autre côté des fonds de la
Politique Agricole Commune qui ont été donnés à la Tchéquie sans aucun
droit de regard sur ce qui allait être fait et qui ont été investis dans
la modernisation de la porcherie. Cela a d’ailleurs retardé
considérablement sa destruction. Je ne peux pas m’empêcher d’y
voir une volonté de laisser tout bien enfoui. »
En quoi la musique sera-t-elle présente ? Via la culture rom ?
« Oui, via la culture rom. Dans les deux premiers livres, c’est
vraiment la musique classique. Je suis de formation classique donc ce que
j’aborde c’est d’abord un grand violoniste dans
L’archet de Miloš, dans le second c’est le quatuor à cordes, et
puis dans le troisième c’est vraiment la musique rom, mais pas que.
Tout ce qui est autour aussi des interactions entre la musique tchèque et
la musique rom. »
C’est donc un troisième roman lié aux pays tchèques, est-ce que vous
bouclez la boucle ?
« Il y en a un quatrième prévu, qui sera le dernier, je pense. Ce
n’est pas une série, une série sous-tendrait juste des intrigues
alors que là, j’approfondis des personnages avec leur vie, avec des
interactions, avec d’autres pays, certains voyagent, ça imprègne
profondément leur existence. Je voudrais terminer sur la grande inondation
de 2002. Ce que j’ai ressenti de tout ce que j’ai lu en
documentation, c’est que 2002 a été une espèce d’ouverture de
la modernité et fermeture de la page du communisme. Comme si Prague sous
les eaux s’était réveillée après en une grande capitale
européenne. »
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