Saša Uhlová : des origines du sentiment anti-Rom à la critique des
médias
Journaliste et auteur du chapitre sur la montée du racisme en 2013 en
République tchèque dans le rapport annuel de l’ONG Social Watch, Saša
Uhlová s’est entretenue avec Radio Prague pour discuter de manière plus
large de la situation des Roms, des racines des sentiments anti-Rom depuis
les années 1990, ainsi que des images véhiculées par les médias à
l’égard de cette communauté.
Ce n’était pas surprenant de retrouver la signature de Saša Uhlová
sous le chapitre portant sur la montée du racisme à l’égard des Roms
car c’est une thématique sur laquelle elle s’exprime souvent.
Modestement, elle complète :
« Je pense qu’il y a beaucoup de gens qui connaissent bien la situation
des Roms en République tchèque et qui auraient pu écrire ce chapitre.
Donc je pense que c’est plutôt une coïncidence. Je suis journaliste et
en même temps, je suis spécialisée sur les Roms parce que j’ai
étudié la langue et la civilisation tsigane à l’université donc cela
me prédispose en quelque sorte à écrire ce chapitre, mais comme j’ai
dit, il y a d’autres gens qui auraient pu l’écrire. »
Elle revient aux origines de son intérêt pour la communauté rom qui
remonte au début des années 1990.
« J’ai choisi ce thème parce qu’après la révolution de 1989 j’ai
vite remarqué une montée du racisme anti-Tsigane en République tchèque.
Naturellement, cela a commencé à m’intéresser. Avant la révolution,
j’avais une camarade de classe qui était Tsigane. A l’époque, on
n’en parlait pas autant, du moins, je ne me souviens pas que le fait
d’être Tsigane était quelque chose de problématique. Tout d’un coup,
avec les premiers problèmes sociaux et la désillusion de la Révolution,
cela a vite augmenté. Même à la télé, il y avait des propos racistes,
même plus durs au niveau du discours au début des années 1990
qu’aujourd’hui. »
Mais qu’est-ce que cela veut dire d’être Rom ? Il n’y a pas de
statistiques officielles quant au nombre de Roms en République tchèque.
La question qui porte sur l’ethnicité dans le recensement est
optionnelle et deux millions de personnes choisissent de ne pas y
répondre. Si on en croit le recensement, le nombre de Roms baisse d’une
période à l’autre. Néanmoins, selon Saša Uhlová, il y a à peu près
200 000 membres de cette communauté, même si aussitôt elle nuance :
« Dire qui est Tsigane est souvent difficile. Est-ce que la personne qui
est d’une famille mixte est Tsigane ? Quelqu’un qui ne fréquente plus
sa famille, qui a fait l’université, qui passe son temps avec des
Tchèques ethniques, est-ce qu’il se dit Tsigane ? Des fois, il se sent
Tsigane, des fois non. Ce n’est pas quelque chose que l’on pourrait
vraiment dire – toi tu es Tsigane, toi non. La seule chose est que la
personne peut dire, moi je me sens Tsigane ou pas, mais elle n’est pas
obligée de le faire. Ainsi, on ne peut pas avoir le nombre exact. »
La minorité rom fait l’objet de nombreuses légendes urbaines. Selon
l’une d’elles, relativement répandue, les Roms se rendent aux bureaux
du travail et repartent avec une machine à laver ou avec des milliers de
couronnes additionnées aux autres aides sociales. Saša Uhlová permet de
voir plus clair aux origines de cette légende :
« Il y a des règles pour attribuer ces aides. Il n’y a pas de loi
faite pour les Tsiganes. Il se peut que quelqu’un, qui distribue de
l’argent, donne ponctuellement à une famille rom qui est
particulièrement en difficulté dix milles couronnes pour acheter du
charbon pour l’hiver etc. Mais ils ne reçoivent pas plus d’argent
parce qu’ils sont Roms, c’est vraiment une légende. Je pense que les
femmes qui travaillent comme assistantes sociales reçoivent très peu
d’argent. Elles ont à peu près 12 000 couronnes nettes par mois,
environ 400 euros. Ce n’est pas beaucoup étant donné qu’elles doivent
pays un loyer qui est de cet ordre-là. Si par exemple, elles n’ont pas
de mari, elles peuvent très difficilement vivre. Une famille où les gens
sont au chômage reçoit à peu près pareil, si elle a trois enfants.
Disons que l’assistante sociale a un enfant et travaille et ne reçoit
pas d’argent en plus parce que, d’après l’Etat, elle a ce qu’il
faut. En tant que représentante de l’Etat, elle distribue à cette
famille avec trois enfants la même somme qu’elle reçoit en travaillant.
Bien sûr que la famille a trois enfants, ce qui coûte plus qu’un
enfant. Mais l’assistante perçoit cela comme une injustice parce
qu’elle travaille, elle se lève tous les matins et elle a très peu
d’argent. »
Nés des sentiments d’injustice, les récits de ces personnes
impliquées dans la distribution des aides sociales circulent ensuite entre
les gens, modifiés et amplifiés. Ainsi naît une légende urbaine selon
laquelle les Roms reçoivent jusqu’à 50 000 couronnes par mois (environ
1 700 euros).
Pour Saša Uhlová les origines du racisme sont encore ailleurs, notamment
dans l’insécurité économique :
« C’est une désillusion. On vit dans une démocratie, mais il y a
beaucoup de gens qui ne vivent pas bien. La classe moyenne en République
tchèque ne va pas bien, d’où, je pense, une grande augmentation du
racisme, de la xénophobie, de la peur. On cherche quelqu’un qui est
coupable. »
Dans le processus de la création de l’image des Roms, les médias
jouent un rôle particulier. A vrai dire, celui qui a suivi les médias en
2013 n’a pas une très bonne image de cette communauté : on y parlait
avant tout des actes criminels ou des problèmes sociaux qui impliquaient
des Roms. Néanmoins, cela n’est pas une nouveauté. Saša Uhlová se
rappelle de ce qui a été acceptable dans le débat public dans les
années 1990 :
« Tout de suite après la Révolution, c’était l’euphorie, on aimait
nos frères tsiganes, même dans les médias. Mais deux, trois années
après la Révolution, on a commencé à avoir des propos très racistes à
la télé. Par exemple, il y avait un reportage et puis une discussion
entre douze personnes, à l’époque les discussions se faisaient avec
plus de participants qu’aujourd’hui. On faisait un reportage dans la
rue que l’on montrait sur l’écran au studio. Les gens y disaient même
que des camps de concentration seraient bien pour les Tsiganes. C’était
un racisme très dur et les invités au studio étaient plus ou moins
d’accord ! On pouvait dire à la télé des choses que l’on peut mal
imaginer aujourd’hui. Après on a commencé à faire pression pour ne
plus parler comme ça et pour être correct dans les médias. Il y avait
donc une période où c’était mal vu de dire des choses qu’on pouvait
prendre comme racistes. »
Aujourd’hui il semble inimaginable qu’un discours appelant ouvertement
à la haine ou la violence raciale apparaisse dans les médias. Néanmoins,
la crise économique a contribué à durcir le langage. Si le racisme est
présent, il est plus implicite.
« Les journalistes eux-mêmes font des reportages de sorte à montrer que
les Tsiganes sont mauvais. Bien sûr, ils n’utilisent plus le mot Rom ou
Tsigane, ils disent inadaptables ou socialement exclus. Ils ne parlent pas
de solution finale. Mais ils montrent que ce sont des gens avec lesquels on
ne peut pas vivre. »
La démarche journalistique commence déjà par le choix des sujets qui
est très biaisé.
« Les policiers, avec lesquels j’ai parlé, sont très fâchés contre
les journalistes car les journalistes font des nouvelles à partir
d’événements qui sont banals, seulement parce qu’il y a un Rom
impliqué dans l’histoire. Alors que si la même situation se passe entre
deux Tchèques ethniques, cela ne peut pas être dans les journaux sinon
ils seraient pleins des Jeans et Oliviers qui se sont cassés la gueule
mais s’il y a un Tsigane dedans, cela peut même faire la une d’un
journal. »
Sur ces sujets, la circulation des informations fonctionne généralement
très bien et les autres journaux reprennent le même thème. Sauf que la
sélection très limitée des informations peut non seulement donner une
fausse image de la réalité mais par ce biais alimenter les sentiments
anti-Roms.
« En fait, ce n’est pas vrai ce que disent les journaux. Ils ne mentent
pas, la les faits sont établis, mais parce qu’il y a plein d’autres
faits autour dont on n’informe pas, alors c’est une image fausse qui se
crée. »
Pour illustrer, imaginez plusieurs bagarres qui se produisent au cours
d’une soirée. Certaines ne sont même pas rapportées à la police,
d’autres ne sont pas retenues dans les médias. Au programme restent
souvent celles où figurent les Roms.
La camera et l’image sont des composantes importantes de l’information
qui sont là pour soutenir le message qui est passé. Pour faire des
reportages des localités où vivent les Roms, on procède parfois de
manière particulière :
« Souvent ce que l’on fait c’est quand on parle d’un endroit où il
y a des Roms qui habitent et les gens n’en sont pas contents et ce
n’est pas assez moche là-bas, alors on montre les images d’une autre
localité. C’est ce que l’on faisait avec le mur de Matiční (mur dans
la ville d’Ústí nad Labem séparant des immeubles accueillant une
importante population défavorisée, souvent Rom, de pavillons
résidentiels plus aisés, ndlr). L’endroit où il y avait le mur de
Matiční n’était pas très représentatif au moment où il y avait des
déchets par terre que l’on n’enlevait pas. Mais après, la ville a
commencé à travailler normalement, il n’y avait plus de déchets et
l’endroit n’était plus si moche à voir. Donc, ce qu’on faisait
c’était de montrer des maisons un peu plus loin qui étaient cassées et
où n’habitait plus personne. »
Les manifestations « anti-Roms » qui se sont multipliées au cours de
l’année 2013 dans plusieurs villes au nord de la Bohême constituent un
autre exemple du traitement journalistique particulier. Après avoir passé
beaucoup de temps à discuter avec les habitants de la ville de Duchcov,
Saša Uhlová analyse les sources de ces manifestations :
« Le mécanisme qui a mobilisé les gens pour aller dans les rues était
lié aux événements qui se sont passés avec les Roms. Mais leur
mécontentement avait plusieurs sources, comme le taux de chômage très
élevé, le fait qu’on ferme les écoles et réduit les moyens de
transport, les mairies qui ne travaillent pas bien, il y a beaucoup de
corruption. C’est tout cela que les gens avaient à dire. On parlait
pendant une ou deux heures sur le podium. Ils disaient beaucoup de choses
et parlaient finalement assez peu des Tsiganes. C’est un sujet qui est
apparu, mais ce n’était pas un thème principal. Le thème principal
était la mairie de la ville. »
« Après, quelqu’un a dit trois ou quatre phrases sur les Tsiganes, les
gens ont crié « les Tsiganes au travail » pendant dix secondes. Et le
soir à la télévision publique, on voit un reportage qui est très court,
parce qu’aujourd’hui les reportages à la télé sont courts, où il y
a ces trois phrases sur les Tsiganes et les gens qui crient « les Tsiganes
au travail ». Ces gens-là sont fâchés car on fait d’eux des racistes.
En même temps, c’est la seule manière de se faire entendre. S’ils
font une manifestation contre la corruption ou pour les élections de la
nouvelle représentation à la mairie, la télé ne vient pas. Elle vient
seulement s’ils crient qu’il faut que les Tsiganes aillent au travail.
Et ils le savent. Donc ils le crient aussi, mais après ils sont fâchés
parce qu’ils disent qu’ils ont aussi d’autres choses à dire mais on
ne les entend pas, on ne les écoute pas. »
Les statistiques confirment que les articles ayant le mot « Rom » dans
le titre sont les plus lus. A la recherche du lectorat et l’audimat le
plus large, le choix des sujets n’évite parfois pas les simplifications,
raccourcis et sélection biaisée. Les façons dont les médias informent
sur la communauté rom en République tchèque posent la question de
l’approche à l’actualité dans un univers où la rapidité est la plus
valorisée, le temps manque toujours et le budget est plus que restreint.
Tout cela mis ensemble, l’information biaisée qui apparaît dans les
médias n’est peut-être pas le fruit d’une mauvaise intention, mais
peut quand même contribuer à la montée du racisme.
Rediffusion du 12/08/2014
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