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« Vers une création de ghettos roms en République tchèque » 22-02-2011 Alexis Rosenzweig
Suite de l’entretien réalisé le sociologue français installé à
Prague, Mathieu Plésiat, qui vient de publier un livre intitulé Les
Tsiganes et tiré de sa thèse de sociologie, pour laquelle il a fait des
recherches sur le terrain en République tchèque. Des recherches qui
l’ont notamment mené à Kladno, dans une des 300 localités
d’exclusion sociale répertoriées par une étude commandée par le
gouvernement tchèque.
« Un des principaux résultats de mes observations et de mes enquêtes sur
le terrain est tout d’abord de montrer qu’en dépit de
l’homogénéité de ces espaces, c’est finalement surtout la diversité
des conflits qui prédomine. La diversité entre les personnes qui y
résident, notamment au niveau des modes d’identification. Certains se
disent Tsiganes, d’autres se disent Roms, tous se disent Tchèques à un
moment donné. Il y a les nouveaux, ceux qui viennent de Slovaquie
rejoindre des parents, puisqu’à Kladno la majorité d’entre eux
viennent de Michalovce. Il y a aussi des dissensions entre ceux qui sont
les plus aisés et les autres dans ces localités – ceci est très
relatif –, qui se considèrent les plus dominants et reproduisent en
quelque sorte le discours de la société environnante pour le retourner
contre leur voisin. Ceux qui ont la peau un peu plus pâle que les autres
considèrent les plus noirs de peau comme les plus sales et les plus
dégradants. Il y a en fait une grande diversité et par exemple il y a un
phénomène très intéressant qui est que la génération des parents qui
ont fait leur scolarité sous le communisme a appris à désapprendre la
langue romani que leurs parents migrants de Slovaquie leur avaient pourtant
transmise et leurs jeunes enfants, dans le cadre contraignant de cette
localité de Kladno par exemple, réapprennent le romani entre eux. Il y a
en fait beaucoup de diversité et de modes d’identification divers, comme
par exemple l’appropriation de ces espaces.
Un espace rejeté par les
adultes, qui eux n’ont pas habité dans ce type d’espace jusqu’à
récemment et qui habitaient parmi les « Blancs » comme ils disent, au
centre-ville. Contrairement aux plus jeunes qui considèrent ces espaces
comme leur territoire, puisqu’ils y sont nés et y ont grandi. Je pense
que ce qu’on voit se passer dans ces localités d’exclusion sociale,
c’est en fait la création inédite dans l’Europe moderne de ghettos
sociaux, qu’on définit en sociologie comme l’accumulation d’une
ségrégation sociale – les plus pauvres – et d’une ségrégation
ethnique – ceux qui sont stigmatisés racialement. L’accumulation de
ces deux ségrégations produit des ghettos, et ce qui est en voie de se
passer en République tchèque c’est la création de véritables lieux de
ségrégation en bordure des villes, avec des enfants qui naissent dans ces
espaces et qui, à mon avis, iront de plus en plus loin dans les formes
extrêmes de marginalisation et de violence. »
Les parents dont vous parliez, et cela ressort dans les entretiens que
vous avez réalisés, en arrivent souvent à regretter le communisme...
« C’est intéressant en effet de poser des questions sur leur propre
analyse de la souffrance sociale dont ils sont les victimes. Peu d’entre
eux ont des outils pour comprendre la réalité et les mécanismes qui sont
en jeu dans leur expérience quotidienne. La plupart invoquent les
préjugés raciaux dont ils sont victimes. Certains d’entre eux
critiquent directement ce qu’ils appellent la démocratie, et là je
pense qu’il s’agit surtout d’entendre le système libéral dont ils
ont été les principales victimes puisque la majorité d’entre eux sont
les plus pauvres de la société tchèque. Et certains d’entre eux, je me
garderais de toute forme de généralisation, sont nostalgiques du
communisme, et rappellent la garantie d’un travail et d’un logement
pour tous, bien sûr tout en étant conscients des formes coercitives
extrêmes et de la réduction de toute forme de liberté. »
On sent parfois chez les travailleurs sociaux que c’est éprouvant, avec
des situations qui semblent parfois inextricables et une évolution
récente qui ne va pas dans le bon sens. Personnellement, est-ce que
c’est difficile de travailler longtemps sur ce sujet ?
« Personnellement, le plus difficile c’est l’attachement qu’on a
avec ces personnes. Le fait d’être invité à la maison, d’être
apprécié par les enfants, d’être impuissant… J’ai été très
sollicité sur l’aspect appliqué de ma recherche, pour savoir ce que
j’allais faire avec ça… C’est l’aspect le plus touchant, et puis
aussi parfois la violence de rencontres qu’on peut faire, à
l’extérieur de ces espaces, la réaction violente, raciste, agressive,
finalement complètement déconnectée de la réalité de ces personnes.
C’est ce double aspect qui est le plus difficile à gérer dans la
recherche.
J’ai beaucoup de respect pour les travailleurs sociaux, qui
sont conscients d’être impuissants, d’être dans des tranchées de
contradictions béantes, d’applications de politiques qui reposent sur
des expertises très mal faites et qui s’inscrivent dans une
problématique dont on peut questionner le bien-fondé. La question de
l’intégration doit-elle être posée de cette manière ? C’est une des
questions que je soulève dans ces deux ouvrages. N’y aurait-il pas une
autre manière de poser les choses ? Ces questions nécessitent des
recherches sur le long terme, puisqu’il s’agit de mécanismes qui sont
profondément ancrés dans la société et reposent sur des logiques
historiques complexes et ne pourront être solutionnées que sur des
périodes très longues. »
Avez-vous des idées sur cette autre manière, sur une troisième voie ?
« C’est le choix de mon troisième terrain de recherche. J’avais
décidé d’indiquer les limites et contradiction inhérentes à la
politique multiculturelle et à la politique d’intégration sociale en
choisissant les deux premiers terrains : le musée de la culture rom à
Brno et la localité d’exclusion sociale à Kladno. Le troisième terrain
me permettait finalement, entre une forme de fétichisation de cette nation
et la négation de tout aspect ethnique, d’essayer de voir comment dans
les interactions quotidiennes ou dans des espaces particuliers, les
individus s’identifient ou s’opposent selon une grammaire qui leur est
propre. Cela a été le but de mon enquête au sein d’un club de boxe
dans le quartier pragois de Žižkov.
Observer les relations entre les
boxeurs tsiganes et non-tsiganes pour voir comment dans certains espaces
très particuliers cette frontière ethnique peut complètement
disparaître au point de ne pas pouvoir distinguer qui est quoi, et parfois
réapparaître selon les besoins des personnes dans des situations
particulières. Plutôt que de faire des politiques ethniques ou de nier
radicalement l’aspect ethnique des relations, je crois que laisser les
personnes libres et acteurs des formes d’identification me semble être
une des pistes à envisager. »
Quels sont vos projets après cette thèse ?
« Un des projets que je suis en train de mettre en place serait de faire
une analyse comparée des espaces de relégation des populations tsiganes
en Europe, de comparer ces espaces qui s’apparentent à de nouveaux
ghettos en Europe ce qui est une chose inédite. A la fois les bidonvilles
qui se constituent autour de Paris de populations immigrées de Roumanie et
de Bulgarie, les aires de stationnement d’accueil pour gens du voyage –
encore un autre dispositif différent amalgamé l’été dernier par le
gouvernement français, ces fameux espaces d’exclusion sociale en
République tchèque, les ‘osady’ en Slovaquie qui sont dans les
campagnes et les quartiers ethniques en Bulgarie et en Roumanie qu’on
appelle les quartiers ‘mahala’. Il serait intéressant de comparer ces
espaces pour prétendre à une expertise précise de la situation de
marginalisation des Tsiganes en Europe. »
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